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Food geography n°2 – Une approche ressourcielle du patrimoine alimentaire
Stéphane Boisseaux, Melaine Laessle, Laurent Tippenhauer, Peter Knoepfel

26 décembre 2013   Mot-clé: , , , ,

UNE APPROCHE RESSOURCIELLE DU PATRIMOINE ALIMENTAIRE

Stéphane Boisseaux, Maître Assistant

Melaine Laessle, Assistant-doctorant

Laurent Tippenhauer, Assistant-doctorant

Peter Knoepfel, Professeur

Université de Lausanne, Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP), Chaire de Politiques publiques et durabilité

Résumé

Cette contribution a pour but de poser les bases d’une analyse en termes de « ressource » des patrimoines alimentaires, à partir des conceptualisations proposées par l’économie institutionnelle des ressources et l’approche des régimes institutionnels. Nous proposons d’analyser la dynamique des patrimoines alimentaires comme le résultat d’une compétition entre acteurs pour l’usage de services économiques, sensoriels et symboliques fournis par cette ressource patrimoniale.

Mots-clés

Ressources ; Produits alimentaires typiques ; Patrimoine ; Rivalités ; Rapport au passé

Abstract

This report suggests a new way of analysing food heritage goods, from the perspective of a resource-based approach as adopted by institutional economics and institutional regime analysis. In our view, the dynamics of food heritage goods may be analysed as the result of a competition between actors for the use of economic, sensorial and symbolical services derived from this heritage resource.

Key words

Resources ; Typical food products ; Heritage ; Rivalries ; Link to the past

INTRODUCTION

Peut-on considérer le patrimoine en général, et en particulier le patrimoine alimentaire, comme une ressource ? Plusieurs travaux scientifiques répondent positivement à cette question (Faure, 1999 ; Camagni et al.,  2004 ; Kebir, 2006). Sur le plan conceptuel, pourtant, l’application de la notion de ressource aux patrimoines alimentaires est encore en cours d’élaboration. Certes, le fait qu’un tel patrimoine puisse, par exemple, être exploité économiquement, à des fins de développement local, est heuristiquement suffisant pour le considérer comme une ressource. Toutefois il y aurait, nous semble-t-il, un réel bénéfice analytique à donner une assise conceptuelle plus solide à cet usage du terme « ressource ».

Nous posons, ici, des jalons dans cette direction. Nous fondant sur une approche constructiviste du patrimoine, et notamment du patrimoine alimentaire , nous adaptons ensuite aux produits alimentaires typiques les conceptualisations issues de l’économie institutionnelle des ressources naturelles et de l’analyse des régimes institutionnels de ressources, avant de revisiter la notion de patrimoine appliquée aux patrimoines alimentaires. Il apparaît, à l’issue de ce parcours analytique, que l’intérêt de l’approche ressourcielle réside dans le fait qu’elle ouvre la voie à une analyse standardisée et reproductible des différentes étapes du processus de patrimonialisation, fondée sur des processus repérables empiriquement.

UNE VISION CONSTRUCTIVISTE DU PATRIMOINE

Appliquer une approche ressourcielle au patrimoine implique de définir au préalable les éléments concrets qui, pour un objet patrimonial particulier, peuvent être considérés comme « faisant ressource ». S’agissant des ressources naturelles (Ostrom, 1990), cette tâche est relativement simple : on parlera d’eau, de terre, d’air, de forêt, de biomasse, etc. S’agissant d’objets à dimension sociale prépondérante, comme les produits du patrimoine alimentaire, il est indispensable de définir au préalable ce que l’on entend par « patrimoine ». Nous posons dans cette première partie les bases conceptuelles de notre approche du patrimoine, en ayant recours à la littérature classique sur le sujet.

Les travaux fondateurs de Hobsbawm et Ranger (1983) et de Lenclud (1987 ; 1994) sur la construction sociale de la tradition inaugurent, dans les années 1980, une approche de la relation sociale au passé qui est encore aujourd’hui dominante (Bendix, 2009 ; Avanza et Laferté, 2005). Celle-ci s’applique aussi bien à l’analyse de la tradition stricto sensu qu’aux travaux relatifs à des notions comme le patrimoine, les cultures populaires, le folklore, etc. Hobsbawm et Ranger (1983 : 1-14) montrent que la recherche d’une référence explicite au passé signifie le plus souvent une rupture et non une continuité avec celui-ci. Le réarrangement particulier des éléments constitutifs d’un objet patrimonial doit être compris en référence à des contraintes et opportunités contemporaines davantage que comme la poursuite de coutumes anciennes. La tradition est avant tout ce que l’on fait et refait, dit et redit, elle n’est donc pas nécessairement ancienne, l’essentiel étant qu’elle paraisse « aller de soi ». De manière comparable, Lenclud (1987 : 9-10) propose de dépasser les acceptions de la tradition comme legs au présent d’une époque révolue, ou comme dépôt culturel sélectionné, privilégiant une approche de « la tradition au présent » : un « point de vue » que les sociétés développent sur ce qui les a précédées (ibid. : 31).

Depuis ces travaux fondateurs, un postulat souvent implicite sous-tend les travaux scientifiques relatifs aux objets sociaux comme la tradition ou le patrimoine. Le principal enjeu structurant ces objets n’est pas la fidélité de la conservation du passé, mais l’habileté avec laquelle les groupes qui se les approprient jouent de ce rapport au passé, pour constituer des objets très spécifiques, par lesquels ils affirment leur identité sociale, présente et future. Cette perspective constructiviste, que nous endossons, amène à penser la patrimonialisation en des termes stratégiques. La question du lien entre tradition et politique, au cœur des travaux de Hobsbawm, a ainsi été reprise plus récemment dans le contexte de la remise en question de l’Etat-nation (Peckham, 2003). Une nouvelle ligne de travaux est par ailleurs en train de se développer autour de la notion de patrimoine immatériel, mettant en tension les notions de patrimoine et de culture[1].

Les débats contemporains sur le patrimoine immatériel amènent à se demander quel objectif social sert la patrimonialisation et si la préservation de la diversité culturelle est le but premier ou seulement le but proclamé. La question peut être étendue aux labellisations, lorsqu’elles s’adressent à des objets patrimoniaux faisant l’objet d’une exploitation commerciale. Hertz et Gonseth (2008) soulignent ainsi qu’on ne peut penser certaines pratiques culturelles populaires (e.g. le jodel) sans traiter de l’insertion sociale et économique de leurs pratiquants.

De manière synthétique, nous retenons de ces travaux le constat qu’un rapport au passé élaboré au travers des « traditions » ou de la « valorisation du patrimoine » implique nécessairement une reconstruction de ce passé. Les mécanismes qui font la valeur contemporaine d’éléments issus du passé deviennent dès lors des objets d’analyse de première importance. Cette perspective nous conduit ainsi à considérer un objet patrimonial, et en particulier un produit alimentaire typique, comme un construit composite d’éléments matériels et immatériels, qui ne tient ensemble qu’à la condition que les acteurs concernés veuillent en faire quelque chose.

LE PATRIMOINE COMME RESSOURCE

Une fois posé ce postulat du patrimoine comme construit composite, cela fait-il sens de l’analyser comme une ressource ? A quelle condition ce projet peut-il être rigoureusement construit ? Pour le mener à bien, nous nous appuyons sur les travaux de l’économie institutionnelle appliquée aux ressources naturelles (Bromley, 1989, 1991, 1992 ; Ostrom, 1990 ; Ostrom et al., 1994) et des régimes institutionnels de ressources (Gerber, 2006 ; Knoepfel et al., 2007). Ces travaux ont pour trait commun de s’interroger sur la gestion des ressources naturelles renouvelables et en particulier de la manière dont on évite leur surexploitation. Partant du problème classique de la « tragédie des communs », ils ont montré, contestant en cela les prémisses de Hardin, la variété et la subtilité des modes de possession et de gestion collective de ces ressources. Les économistes institutionnels américains, autour de Ostrom et Bromley, ont porté leurs efforts de recherche sur les régulations sociales collectives, qu’elles soient ou non formalisées par le droit (e.g. dans le cas des Indiens Salish). L’école européenne des régimes institutionnels, tout en reprenant largement ces apports, a en outre montré la nécessité d’intégrer dans l’analyse le cadre institutionnel formel issu du droit public. Elle considère que la régulation des usages d’une ressource, en vue de son exploitation durable, dépend de la qualité de l’articulation entre droit privé (propriété) et politiques publiques. Nos travaux se rattachent à cette deuxième école. Toutefois, dans les lignes qui suivent, nous mettons en œuvre une conceptualisation issue du fonds commun de ces approches.

Un « fonds patrimonial » pourvoyeur de « services »

Selon les conceptualisations classiques de ces approches, un ensemble de facteurs naturels peut être considéré comme une ressource renouvelable si et seulement s’il répond aux caractéristiques suivantes :

Il est constitué d’un fonds, dont les éléments constitutifs sont susceptibles d’interagir durablement et de manière telle que le fonds se régénère (e.g. eau, sol, air, forêts, etc.).

Il offre des biens et des services à des utilisateurs humains, voire non humains, qui sont ses usagers.

Les usagers sont, au moins potentiellement, en rivalité pour la jouissance de ces biens et services, dans la mesure où ceux-ci sont disponibles en quantité limitée. Ils cherchent à réguler ces rivalités par l’édiction de règles, formelles ou non. La qualité de ces règles est essentielle, dans la mesure où elles permettent non seulement d’arbitrer les rivalités, mais aussi de prévenir globalement une surexploitation de la ressource.

Une première transposition du concept de ressource pour l’étude d’objets qui ne sont pas, de manière prépondérante, « naturels », a été opérée par Gerber (2006) à propos du paysage. Notre projet est de l’adapter à l’étude des produits alimentaires typiques (Barham, 2003), communément désignés comme « produits de terroir », en tant que déclinaisons particulières du patrimoine alimentaire[2]. Cette adaptation sera, à terme, étayée par les résultats d’un projet de recherche mené à l’Institut de hautes études en administration publique à Lausanne (Suisse), portant sur trois vins d’appellation d’origine contrôlée (AOC) suisses (vins du Valais, vins vaudois et vins des Grisons) ainsi que trois fromages AOC suisses (Gruyère, Vacherin Mont d’Or, Raclette du Valais). Dans l’attente des résultats complets (disponibles en 2014), c’est le cadre conceptuel de notre étude que nous présentons ici ; il est illustré par les premiers résultats de recherches disponibles.

La pierre d’angle de notre analyse est le postulat selon lequel chaque produit alimentaire typique repose sur une combinaison de déterminants physiques et humains mis en interaction. Nous désignons ces déterminants comme les « constituants » d’un « fonds » associé à ce produit particulier. Notons qu’il s’agit là d’une construction conceptuelle, qui se distingue de l’acception courante du bien patrimonial en tant que produit concret (un vin, un fromage, une saucisse, etc.).

A ce fonds, nous attribuons le qualificatif de « patrimonial ». Ce choix est justifié, en premier lieu, par le fait que les produits alimentaires typiques sont, en général, considérés socialement comme un patrimoine : il se joue, à travers eux, une relation au passé spécifique, que celle-ci soit revendiquée par les acteurs ou non.

En nous appuyant sur les travaux de Bérard et Marchenay (1995 ; 2004), Letablier (1992) et Barjolle et al. (1998), nous définissons le fonds patrimonial, dans le cas des produits alimentaires typiques, à partir des constituants suivants :

Les « compétences de réception », permettant aux consommateurs d’apprécier le produit. Ces compétences incluent par exemple l’aptitude à connaître ce que sont des cépages, des terroirs ou des millésimes (et le cas échéant à pouvoir différencier et hiérarchiser les produits sur la base de ces critères) ; le fait d’apprécier tel ou tel type de fromage ; le fait de savoir apprêter telle saucisse et de savoir avec quels accompagnements la servir, etc. Elles incluent aussi, tout simplement, la croyance selon laquelle ce produit est digne d’intérêt, voire revêtu d’une valeur patrimoniale[3].

Les « savoir-faire de production », permettant aux producteurs (agriculteurs, bouchers, vignerons, pâtissiers, etc.) de fabriquer le produit.

Les « infrastructures » inhérentes à l’existence de ce produit, dont la destruction entraîne aussi celle du produit. Il s’agit par exemple du vignoble (les ceps), des pâturages, des bâtiments de fromagerie, de l’appareillage technique nécessaire à la production, mais aussi de la matière première elle-même (lait, raisin, viande, etc.)[4].

L’application de l’analyse ressourcielle aux produits alimentaires typiques permet de définir dans une terminologie unique, avec le terme de « service », les différents usages du fonds patrimonial. Les services tirés du fonds, qui constituent ce que l’on nommerait dans le langage courant l’exploitation du produit, se déclinent alors en trois catégories :

Services monétaires (flux de revenu tiré de la vente du produit).

Services sensoriels (expérience sensible, principalement gustative, liée à la consommation du produit, soit le goût d’un vin en particulier, d’un fromage au feu de bois, etc.).

Services symboliques (aspects identitaires et culturels qui lient les acteurs à un certain produit et à ses caractéristiques, prestige social d’un producteur de renom ou d’un critique, capital politique, etc.).

Le point crucial de l’analyse ressourcielle est de postuler que les acteurs sont, la plupart du temps, en rivalité pour le bénéfice des services. Analytiquement, ces rivalités renvoient à la « soustractibilité » des usages du fonds (Ostrom et al., 1994 : 6-8). Toutefois, en décalage avec ce que l’on observe souvent dans le cas des ressources naturelles, une unité prélevée par un usager ne l’est, ici, pas nécessairement au détriment d’un autre. Il reste que l’usage fait d’un service par un acteur peut entraver d’autres usages. La plupart des conflits portant sur le produit, sa définition et sa gestion peuvent être analysés selon ce prisme.

Prenons pour exemple les débats intervenus dans plusieurs filières fromagères « de terroir » sur la question de la pasteurisation du lait. Le service « fromage à forte diversité aromatique », délivré par la ressource constituée autour d’un fromage de terroir au lait cru, s’oppose a priori au service « rémunération des fromagers », lesquels pourraient, en rationalisant leur production (pasteurisation du lait), s’assurer certainement des revenus supérieurs. Toutefois, les rivalités s’entrecroisent : à côté du service sensoriel, le fromage au lait cru offre aussi le moyen de faire vivre des savoir-faire qui peuvent, pour les acteurs concernés, revêtir une valeur culturelle importante (service symbolique). On observe à ce titre des stratégies d’acteurs destinées à ce que la « forte diversité aromatique » se traduise par une « rémunération » accrue pour les fromagers. Mais dans ce dernier cas, il devient essentiel de fortement limiter l’accès aux services économiques de la ressource à un cercle bien défini de bénéficiaires : par exemple, les opérateurs d’une aire d’AOC qui respectent le cahier des charges. L’accès aux services sensoriels et symboliques peut aussi être limité, en l’espèce par une augmentation des prix qui exclut certaines catégories sociales.

De la « durabilité » au « profil » de la ressource

L’analyse ressourcielle appliquée aux ressources naturelles pose la question de la surexploitation éventuelle de la ressource, due à une régulation inadaptée des rivalités, et introduit ainsi la notion de durabilité. Pour notre objet, la durabilité se traduirait par la capacité du fonds à se renouveler (Oviedo et van Griethuysen, 2006). Or, le renouvellement du fonds patrimonial ne peut pas consister, comme c’est le cas avec les ressources naturelles, en une reproduction à l’identique de celui-ci, qui fournirait constamment les mêmes services. On l’a vu plus haut, les travaux historiques et ethnologiques indiquent clairement que la transmission d’objets issus du passé est un constant processus de choix et de sélection des éléments à conserver… et des éléments à ne pas conserver. En toute rigueur, un fonds patrimonial ne se renouvelle pas, au sens où la combinaison de ses éléments constitutifs n’est pas stable[5].

Nous proposons donc de substituer, aux questions sur le renouvellement du fonds et la durabilité de ses usages, la question de l’évolution de la ressource, c’est-à-dire des variations de son « profil ». Celui-ci est défini comme l’ensemble des services tirés de la ressource. L’analyse du profil, de ses évolutions au cours du temps et des conflits qui accompagnent ces évolutions constituent la trame de l’analyse que nous proposons. Du point de vue causal, l’approche que nous proposons vise à expliquer les profils pris par la ressource, qui constituent notre variable indépendante, par le type de régulation  établie pour traiter les rivalités entre acteurs (variable indépendante). Nous postulons par ailleurs qu’il y a une équivalence exacte entre le profil et l’agencement des constituants du fonds : l’un permet de remonter aux autres. La notion de profil ouvre ainsi la possibilité d’une compréhension simultanée des mutations économiques, sociales et culturelles relatives au produit, par une analyse pragmatique de ce qui les relie très concrètement, au niveau « micro » : les rivalités sur les différents services issus de la ressource.

A titre d’exemple, la grande mutation qualitative de vins suisses opérée dans les années 1980 et 1990 a conduit à la quasi-disparition des vins dits « de soif », au profit de spécialités plus affirmées sur le plan gustatif, obtenues notamment par une diminution drastique des rendements (réglementation sur les AOC établie en 1990). L’effacement du service « vin de soif » est le corollaire de nouveaux usages, selon des combinaisons différentes, des éléments constitutifs de la ressource ; c’est-à-dire de nouveaux services. Dans le canton du Valais, les producteurs profitent en outre de ce changement pour promouvoir les vins issus des cépages dits autochtones, c’est-à-dire originaire du lieu, qui deviennent un segment important de la production[6] (soit environ 24% en 2011) – ce qu’ils n’avaient jamais été, du moins au cours des 150 dernières années. Une mutation fondamentale de la production, opérée principalement pour des raisons économiques (crises de surproduction) conduit ainsi à une valorisation inédite, et évidemment ambiguë, de spécificités « traditionnelles », « identitaires », « locales », etc. On y lit en filigrane des transformations sociales de grande ampleur, et en particulier la professionnalisation de la production de vin, l’importance prise par les vignerons-encaveurs et les grands négociants, dans une région où le centre de gravité économique et culturel de l’univers viti-vinicole était traditionnellement du côté de la vigne -possession du vignoble et production de raisin (Zufferey-Périsset, 2009).

LE PATRIMOINE A LA LUMIERE DE L’APPROCHE RESSOURCIELLE

La substitution de la question de l’« évolution du profil » à celle de « durabilité » peut sembler réductrice et utilitariste, dans la mesure où tous les services offerts par le fonds patrimonial sont placés sur le même plan. Le patrimoine semble être ainsi réduit au rang d’actif à faire valoir sur des marchés, peu importe que ces marchés soient économiques ou symboliques.

Cette manière d’aborder le patrimoine nous semble avoir une vertu essentielle : elle permet d’éviter à l’analyse d’être prise dans la normativité des acteurs, attachés à définir ce qui est patrimonial et à le différencier de ce qui ne l’est pas. Le fait de mettre en balance, à égalité, toutes les utilisations du patrimoine est, précisément, ce qui permet d’obtenir une description analytique équilibrée du résultat atteint. Cela fournit une base pour montrer, de manière critique le cas échéant, les luttes et dominations qui sous-tendent ce résultat. On peut ainsi, en d’autres termes, mettre à nu le processus de construction sociale du patrimoine.

Toutefois, on pourrait aussi conclure, sur cette base, que le patrimoine, comme réalité objective saisie à l’aide d’un concept scientifique, n’existe pas. Telle n’est pas notre conclusion. A ce stade de la réflexion, trois points doivent être soulevés, qui renvoient aux spécificités des objets pris en considération dans cette contribution (les produits alimentaires typiques), par rapport aux objets classiques des approches ressourcielles.

Premièrement, on bute en fait sur un paradoxe récurrent dans les recherches qui prennent pour objet la relation au passé. D’un côté, il est relativement aisé de montrer, sur des cas d’espèce, qu’un produit alimentaire dit typique peut n’inclure que peu d’éléments objectifs le reliant au passé. Si ceux-ci ont existé, cela signifie qu’il y a eu destruction de constituants du fonds patrimonial. De l’autre côté, si l’on est capable de repérer ce qui rompt le lien au passé, on ne sait pas définir analytiquement ce qui le maintient. Le processus constant de sélection des constituants du fonds, et des services, fait qu’il n’existe pas une seule version possible de ce fonds. Il reste que la qualité de la relation au passé qui se joue au travers de la combinaison des constituants est différente selon les options prises. On ne peut guère en dire plus sans tomber dans la normativité.

Deuxièmement, les acteurs se battent pourtant bel et bien, entre eux et avec l’extérieur du système ressourciel, pour montrer qu’il y a « une seule combinaison possible » des constituants de la ressource, ou au moins une combinaison privilégiée, qu’il s’agirait de préserver au fil du temps. Il est important de donner une existence analytique à ce fait empirique. Nous proposons de désigner, sous le terme de « différenciation », le résultat de l’interaction spécifique des constituants du fonds patrimonial, que les acteurs cherchent à obtenir. Les différents services (monétaires, sensoriels, symboliques) offerts sont, stricto sensu, les déclinaisons de cette différenciation. Le terme de différenciation traduit le fait que la plupart des objets patrimoniaux se construisent comme tels lorsque les acteurs parviennent à les individualiser, c’est-à-dire à en donner une définition unique et placer une frontière claire entre ce qui est en dehors et en dedans de cette définition. C’est typiquement ce que font les acteurs qui rédigent un cahier des charges d’appellation d’origine contrôlée ou d’indication géographique protégée (IGP).

Troisièmement, l’étude de la manière dont les acteurs tentent de stabiliser le fonds patrimonial est importante. Le problème qui se pose à eux est le suivant : comment (se) garantir une préservation de la ressource suffisante pour que sa différenciation en général, et en particulier les services qui les intéressent, se maintiennent ? C’est la question centrale qui se pose dans les processus de labellisation (AOP ou IGP notamment), lorsqu’il s’agit de sécuriser la propriété intellectuelle de la dénomination associée au produit typique, et de définir les pratiques autorisées, obligatoires et interdites. Il importe ainsi d’examiner attentivement la question des droits qui règlent les rivalités entre acteurs[7]. L’existence de ces droits est ce qui, finalement, achève de concrétiser le processus de construction de la ressource patrimoniale.

CONCLUSION

Ces derniers points de réflexion nous conduisent à une conclusion relativement classique : plutôt que de parler de patrimoine per se, il semble préférable d’aborder la question sous l’angle des processus de patrimonialisation (Hertz et Chappaz-Wirthner, 2012). L’intérêt de l’approche ressourcielle est qu’elle permet de délimiter, à partir d’une analyse concrète des services fournis, des rivalités dans l’accès à ces services et de la régulation juridique de ces rivalités, les principaux éléments de ces processus.

Sous réserve des résultats empiriques attendus, il apparaît à ce stade que le premier élément est celui de la perception des acteurs selon laquelle les différents services offerts par le fonds patrimonial sont en rivalité… et qu’il y a donc un lien entre eux. Le deuxième élément est celui de l’action collective en vue de faire apparaître, à partir de ce fonds, une réelle différenciation, ou de réajuster celle-ci dans le temps. Le troisième élément consiste en une sécurisation de cette différenciation, par la distribution de droits spécifiques. Si les trois éléments de ce processus ont lieu, la ressource patrimoniale peut être considérée comme institutionnalisée, et sa construction sociale achevée.

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Comment citer cet article

Boisseaux S., Laessle M., Tippenhauer L., Knoepfel P. , 2013, « Une approche ressourcielle du patrimoine alimentaire », Food Geography, n°2, pp. 10-21.



[1] Ces travaux ont, pour partie, émergé des débats ayant accompagné l’élaboration, puis la signature et les mises en vigueur nationales de l’inventaire UNESCO du patrimoine culturel immatériel. Cette notion, ainsi que l’histoire de son émergence, ont été abondamment commentées, notamment dans les contributions réunies par Smith et Akagawa (2009), qui en montrent toute l’ambiguïté.

[2] Sans entrer dans le débat initié par Casabianca et al. (2010), précisons que la typicité telle qu’elle est envisagée ici est liée à une origine spécifique.

[3] On n’aura pas la même appréhension du vin en Bourgogne et dans un pays où l’islam est rigoureusement observé.

[4] On remarquera que cette taxinomie ne reprend pas la distinction classique entre facteurs physique et humains du « lien au terroir », notion centrale dans l’analyse des produits alimentaires typiques (Barjolle et al., 1998). Néanmoins, ces facteurs ne sont pas négligés. Les influences climatiques et pédologiques confèrent ainsi aux « infrastructures » des caractéristiques propres. Les savoir-faire incluent la plupart des facteurs humains. D’autres facteurs humains, comme l’attachement identitaire au produit, sont traités dans ce modèle comme des services offerts par la ressource (cf. infra).

[5] Même si les constituants sont soigneusement reproduits, le contexte social dans lequel ils s’insèrent et prennent sens, chacun, est presque inévitablement sujet à transformation. La signification de l’usage du lait cru pour fabriquer un fromage n’est pas la même au XIXe siècle, avant l’invention de la pasteurisation, que dans le contexte des économies laitières industrialisées actuelles.

[6] Rapport vendanges 2011, Canton du Valais, p. 5.

[7] Par « droits », on entend aussi bien les droits dits de propriété, y compris intellectuelle (droit privé), que les droits d’usage issus des politiques publiques sectorielles et/ou territoriales (droit public). Selon l’approche par les régimes institutionnels de ressources, la qualité de la coordination entre ces droits a un effet déterminant sur la durabilité des usages de la ressource (Knoepfel et al., 2007).