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Food geography n°2 – Du produit touristique à la figure territoriale patrimonialisée
Linda Boukhris

27 décembre 2013   Mot-clé: , , , ,

DU PRODUIT TOURISTIQUE A LA FIGURE TERRITORIALE PATRIMONIALISEE : LA ROUTE DU FROMAGE TURRIALBA, COSTA RICA

Linda Boukhris, Doctorante en géographie, EIREST, Université Paris I Panthéon Sorbonne.

Résumé

Le fromage Turrialba est produit depuis plus d’un siècle au cœur de la cordillère volcanique centrale du Costa Rica. Il a récemment fait l’objet d’une appellation d’origine et se présente comme un élément incontournable du patrimoine alimentaire national, consommé par l’ensemble de la population costaricienne. En 2003, face aux difficultés économiques croissantes des petits producteurs locaux, la route du fromage Turrialba voit le jour, porté par des acteurs locaux, nationaux et internationaux, révélant les logiques multi-scalaires de ce projet de patrimonialisation. Le processus de qualification juridique et symbolique du produit agricole et de son territoire ainsi que sa mise en tourisme participent du processus de construction nationale et nourrissent une idéologie territoriale identitaire, dans laquelle différentes conceptions du paysage sont véhiculées.

Mots-clés

Fromage Turrialba ; Patrimoine ; Tourisme ; Idéologie territoriale ; Œuvre paysagère

Abstract

Turrialba cheese has been produced for over century at the heart of the volcanic mountains of Costa Rica. It has recently been labeled and is presented as central to the national food heritage, as well as being very popular among Costa Ricans. In 2003, in the light of increasing economic difficulties faced by small producers, the Turrialba cheese trail was created through the collaboration of local, national and international actors, pointing to the multi-scale logic of this patrimonialization project. The process of a symbolic and legal qualification of an agricultural product and its place as well as the development of agro-tourism, are part of a process of national construction and contribute to an identitarian ideology of place, which brings together different landscape conceptions.

Key words

Turrialba Cheese; Heritage; Tourism; Territorial ideology; Landscape as a work

INTRODUCTION

Le fromage Turrialba est produit depuis plus d’un siècle dans la zone du Volcan Turrialba, au Nord-Est de la capitale costaricienne. Il est devenu, à partir des années 1960 et avec la structuration progressive des réseaux nationaux de commercialisation, un produit largement consommé par la population nationale, qui apprécie la texture et l’arôme de ce fromage blanc. Près de 70% du fromage frais consommé au niveau national proviendrait de la zone turrialbienne, réputée pour son abondante production laitière. C’est ainsi que le fromage Turrialba a progressivement acquis le statut de symbole territorial, appartenant au patrimoine national, au même titre que ses techniques de fabrication et l’histoire du territoire qui le produit s’intégraient dans un processus de qualification symbolique. Qualification symbolique doublée d’une qualification juridique comme l’illustre la démarche de l’Association des Producteurs Laitiers de Santa Cruz de Turrialba[1] visant à obtenir une appellation d’origine (denominación de origen) pour le fromage Turrialba, détenue depuis septembre 2011. Mais le processus de patrimonialisation commence bien avant et en 2003, le projet de route du fromage Turrialba voit le jour, porté par un certain nombre d’acteurs locaux, nationaux et internationaux, visant à diversifier l’activité économique locale en crise.

L’objet de cet article est d’analyser de quelle façon le processus de qualification juridique et symbolique du produit agricole et de son territoire ainsi que sa mise en tourisme permettent non seulement un développement territorial mais participent également du processus de construction nationale. Il s’agit en effet d’identifier dans quelle mesure le processus de patrimonialisation s’inscrit dans une forme d’ancrage dans les mémoires collectives d’un symbole territorial et nourrit une idéologie territoriale identitaire, dans laquelle différentes conceptions du paysage sont véhiculées.

DU PRODUIT AGRICOLE AU PRODUIT TOURISTIQUE

Le fromage Turrialba : la naissance d’une appellation d’origine

Le fromage Turrialba (queso Turrialba) est traditionnellement produit dans la localité de Santa Cruz de Turrialba, située dans la région de Cartago, dans la cordillère volcanique centrale du Costa Rica. Le volcan Turrialba culmine à 3 340 mètres d’altitude. Les conditions bio-physiques de la zone, à savoir l’altitude, le climat et la nature volcanique des sols, ont permis le développement d’un élevage laitier depuis plus d’un siècle, dont dépend encore aujourd’hui 90% de la population située dans la zone de Santa Cruz.

L’histoire du fromage Turrialba commence au milieu du XIXe siècle lorsque des familles espagnoles, souhaitant à l’origine se dédier à la production de café, s’orientent vers l’élevage bovin, la production laitière et la production de fromage sur les flancs du volcan Turrialba, terres plus fraiches et davantage semblables à la région de La Mancha d’où nombre de ces familles étaient originaires. L’histoire se poursuit dans les années 1930 avec l’arrivée dans la zone, d’un producteur de café réputé du Costa Rica, Don Florentino Castro, qui achète une propriété proche du Volcan Turrialba et intègre des éléments techniques au processus de fabrication des produits laitiers (fromage, beurre et crème fraiche). On retrouve alors pour la première fois le fromage Turrialba empaqueté et étiqueté, faisant l’objet de publicités dans la presse nationale, aux côtés des fromages importés, mettant en évidence les qualités de ce fromage national. Il est alors exporté au Royaume-Uni et au Chili et ce, jusque dans les années 1950.

A partir des années 1950-1960, l’organisation croissante des réseaux de commercialisation permet au fromage Turrialba d’être consommé dans un premier temps dans l’aire métropolitaine de San José puis, dans l’ensemble du territoire national, sa réputation grandissante en faisant un fromage hautement apprécié des costariciens pour sa texture et son arôme. Dès lors le fromage Turrialba acquiert toutes ses lettres de noblesse auprès de la population et entre dans le patrimoine alimentaire national, pour ses caractéristiques gustatives, d’une part, et l’histoire économique, sociale et culturelle de la région de Santa Cruz de Turrialba à laquelle il renvoie, d’autre part.

A partir des années 1970, compte-tenu du succès de la production de fromage Turrialba, un nombre croissant d’usines agro-alimentaires se lancent alors dans la production d’un fromage « type Turrialba » fabriqué à partir d’une production laitière issue d’autres régions du pays et à partir d’autres techniques, venant directement concurrencer la production artisanale locale. Ces usines, que l’on retrouve disséminées dans l’ensemble du territoire national, écoulent leurs productions dans les supermarchés du pays et il s’agit bien souvent du fromage « type Turrialba » qui est consommé par l’ensemble de la population, celle-ci ne faisant guère la différence entre les différents types de production, le fromage en résultant présentant les mêmes caractéristiques visuelles (fromage blanc, semi-sec). Parmi ces entreprises agro-alimentaires, on peut citer la coopérative de producteurs laitiers Dos Pinos, l’une des entreprises les plus puissantes d’Amérique Centrale, leader dans la production et la commercialisation de produits laitiers.

C’est en partie pour lutter contre cette concurrence que les producteurs locaux de Santa Cruz de Turrialba décident de lancer un processus de qualification de leur produit régional, l’appellation d’origine leur permettant d’être les seuls à utiliser la dénomination « fromage Turrialba » et interdisant ainsi aux autres usines agro-alimentaires de faire usage de la dénomination. La labellisation s’inscrit donc au sein d’une démarche revendicative d’authenticité d’un processus de fabrication et d’une origine territoriale d’une production laitière, à partir de laquelle est élaboré le fromage Turrialba. Il y a cette volonté première, à travers le processus de labellisation, d’authentifier l’original –définie ici dans sa dimension objectiviste[2] (Reisinger et Steiner, 2006). C’est aujourd’hui encore un conflit entre l’Etat costaricien et l’entreprise Dos Pinos –cette dernière réfutant l’adoption du label et la seule utilisation de la dénomination Turrialba par les producteurs locaux– qui ralentit le processus de mise hors du marché des fromages « type Turrialba » commercialisés et largement consommés aujourd’hui encore.

Outre la démarche d’authentification d’un produit local, la labellisation répond à d’autres objectifs de valorisation économique d’un patrimoine alimentaire, à travers une mise en tourisme du territoire et du produit qualifiés.

La route du fromage ou l’histoire d’un développement territorial

Si le projet de labellisation du fromage Turrialba a été porté par l’Association des Producteurs Laitiers de Santa Cruz de Turrialba, relevant ainsi d’une initiative locale, il convient de souligner qu’il s’est inspiré des modèles européens, tels que les modèles français, italiens ou espagnols ; le directeur de l’ASOPROA citant, au cours d’un entretien, l’exemple du queso manchego[3] renouant ainsi avec la tradition des premières familles espagnoles venues s’installer dans la zone du Turrialba et originaires de La Mancha.

L’association a été accompagnée dans son projet de certification par une série d’acteurs locaux, nationaux mais aussi internationaux afin d’apporter une méthodologie d’évaluation des attributs du fromage Turrialba permettant une labellisation. Ces experts nationaux et internationaux illustrent la complexité scalaire qui s’opère dans un processus de qualification territoriale, dépassant le simple cadre de la logique territoriale locale. En effet, l’Association appartient à un réseau international de producteurs et certain de ses membres participent régulièrement aux rencontres biennales du réseau « Terra Madre » qui se déroulent à Turin (le voyage étant financé par le réseau international). Le réseau international « Terra Madre », composé de petits producteurs, de chefs cuisiniers ainsi que d’universitaires et de centres d’investigation, souhaite promouvoir des méthodes de production alimentaire durables, « en harmonie avec la nature, le paysage et la tradition ». Le réseau Terra Madre adhère ainsi au concept de « slow food » qui institue l’idée selon laquelle « consommer est un acte agricole, produire est un acte gastronomique ». Le principe de qualité est ainsi au cœur même de l’idée de production agricole et c’est à travers ce réseau que les membres de l’ASOPROA se sont initiés aux démarches de certification mais aussi au concept de tourisme rural, que peut impulser une qualification territoriale et une patrimonialisation alimentaire.

Cette initiation internationale au concept d’agrotourisme va trouver un écho significatif dans la situation socio-économique de la localité de Santa Cruz de Turrialba. Celle-ci va en effet nécessiter l’émergence d’une alternative à la stricte production laitière et fromagère et l’élaboration d’une stratégie de diversification. La zone est alors confrontée à une crise liée aux principes du libéralisme économique régissant le marché : les petits producteurs doivent faire face depuis plusieurs années à l’augmentation des coûts des intermédiaires liés au processus de commercialisation et à la concurrence des industries agro-alimentaires. La production laitière ne génère plus l’emploi, ni de revenus suffisants à l’ensemble de la cellule familiale, obligeant certains de ses membres à s’éloigner de la communauté pour rechercher du travail dans les centres urbains. Le tourisme est alors apparu comme un moyen de lutter contre la déstructuration du tissu économique –à travers une désorganisation des réseaux et l’éclatement des foyers– et la perte d’ « ancrage » territorial qui commençaient à s’observer selon le directeur de l’ASOPROA.

C’est dans ce contexte socio-économique que le projet de route du fromage Turrialba est présenté en 2003 comme une alternative de diversification économique. Il est, entre autres, porté par l’ASOPROA, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) locales, l’Institut Interaméricain d’Agriculture, le Programme Coopératif de Développement Rural pour l’Amérique Latine et les Caraïbes et l’Université du Costa Rica. Cette route du fromage consiste en une série de routes et de sentiers à travers la localité de Santa Cruz de Turrialba, à partir de laquelle s’orchestre la visite de fermes, fincas (Figures 1 et 2) et d’usines productrices du fromage Turrialba. L’idée est également de mettre l’accent sur un certain nombre d’attraits touristiques dont dispose la zone afin d’en constituer une destination agro-touristique complète. Parmi ces attraits, on peut citer le Parc National du Volcan Turrialba, le Monument National Guayabo (vestige archéologique précolombien), les nombreux fleuves permettant les activités de type aventure (kayak, etc.) ainsi que le paysage de la campagne turrialbienne. La route ne se compose pas d’une route en tant que telle et, si très peu de monde en connait l’existence (aucun panneau mentionnant l’existence d’une route), les atouts touristiques de la région sont très bien identifiés par l’ensemble des acteurs.

figure 1

Figure 1 : Anciens bâtiments d’une finca de Santa Cruz de Turrialba appartenant à une des plus importantes familles de Santa Cruz. (L. Boukhris)

figure 2

Figure 2 : Installations modernes de cette même finca. La majorité des petits producteurs de Santa Cruz de Turrialba disposent toutefois d’infrastructures de production plus modestes. (L. Boukhris)

Et il est un évènement qui contribue à populariser davantage Santa Cruz de Turrialba comme destination touristique ainsi que son patrimoine alimentaire qui est la Feria del Queso, grande messe nationale, qui se tient chaque année dans le village de Santa Cruz et qui correspond à la fête du fromage Turrialba (Figure 3). La première Feria a eu lieu en 2002 et, en une décennie, l’évènement s’est transformé en évènement national dont l’Institut Costaricien du Tourisme se fait l’écho dans une brochure relative à l’agro-tourisme et qui mobilise les médias nationaux puisque une chaine de télévision nationale lui attribue un reportage (Figure 4). L’an dernier, elle aurait réuni quelques 15 000 personnes en deux weekends (entre juin et juillet) d’après la Présidente de l’Association de la Feria del Queso. Cette fête s’organise dans une grande finca de Santa Cruz de Turrialba et présente une dizaine de stands où des producteurs locaux viennent vendre différentes variétés de fromage Turrialba (selon la maturité, la salinité, les épices, etc.).

La labellisation s’inscrit désormais comme un atout supplémentaire dans le processus de patrimonialisation de la zone, en apportant ainsi une qualification juridique à ce qui existait déjà comme une qualification symbolique d’un territoire. La Feria qui réunit dans sa grande majorité des touristes nationaux se présente ainsi comme une consécration d’un processus de patrimonialisation alimentaire et l’évènement s’apparente à une forme de signalisation de la qualification d’un territoire et de sa renommée au même titre qu’une signalisation matérialisée par un panneau –tel qu’il en existe également à l’entrée de la ville de Santa Cruz de Turrialba signifiant l’octroi de l’appellation d’origine. En effet, si la route ne fait pas l’objet d’un marquage territorial explicite, celui-ci peut passer par d’autres outils visant à l’inscription mémorielle d’un patrimoine, comme la Feria del Queso peut y participer. La mise en tourisme du territoire à travers la route du fromage Turrialba est d’ailleurs présentée comme un moyen de préserver et de diffuser la culture du fromage Turrialba.

figure 3

Figure 3 : Panneau situé à l’entrée de la Feria del Queso. Iconographie définissant une sémiologie du paysage. Certains touristes s’y photographient avant d’entamer leur visite. (L. Boukhris)

figure 4

Figure 4 : Reportage de la télévision nationale sur la Feria del Queso. (L. Boukhris)

Les impacts de ce développement territorial sont nombreux et participent au processus de diversification des zones rurales dessinant ainsi une nouvelle ruralité. La patrimonialisation alimentaire se traduit ici par l’introduction de nouvelles activités de services dans les campagnes, dominées par la production agricole. Diversification mais aussi complémentarité sont les maître-mots de cette nouvelle organisation économique des territoires avec des logiques qui ne sont plus strictement locales. Nombre de producteurs locaux ouvrent des cabinas, c’est-à-dire aménagent une ou deux chambres au sein de leur finca, afin d’accueillir les visiteurs. C’est un processus naissant que l’on retrouve de façon plus aboutie dans d’autres régions du Costa Rica, caractérisées par la prégnance des investissements locaux et nationaux dans la mise en tourisme des territoires ruraux.

DU PRODUIT TOURISTIQUE A  L’OEUVRE PAYSAGERE PATRIMONIALISEE

La route du fromage ou la figure rhétorique d’une certaine idée de la nation

L’écho national de la Feria del Queso nous conduit à nous interroger sur l’impact du processus de qualification d’un produit et par là-même de son territoire quant à l’élaboration d’une mémoire collective et d’un imaginaire national. En effet, les fêtes du fromage, fréquentées par des touristes nationaux, dans leur grande majorité, présentent les caractéristiques d’un moment de sociabilité nationale, une forme de symbiose collective au cours de laquelle est célébrée un siècle et demi d’histoire rurale. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, à savoir réinscrire la qualité comme le fruit d’un long processus socio-historique. Aussi à travers le processus de patrimonialisation se dessine la volonté de réinscrire dans le temps long de la mémoire collective, l’histoire d’un territoire et de sa population (Debarbieux, 2006). Ainsi si le fromage Turrialba présente peu à peu les traits d’un symbole territorial, à l’instar du volcan Turrialba, figure métonymique désignant l’ensemble du canton Turrialba, peut-on dire du fromage Turrialba qu’il est un symbole national ? Et si oui, quelle image de la nation costaricienne dessine-t-il ? En d’autres termes, de quelle façon vient-il alimenter l’imaginaire national costaricien ?

En effet, outre sa consommation croissante et abondante à l’échelle du pays depuis les années 1950, on peut affirmer que la patrimonialisation du fromage Turrialba et de sa région productrice dessine un paysage ainsi qu’une figure paysanne, caractéristiques de l’imaginaire national costaricien tel qu’il s’est élaboré au XIXe siècle. Celui-ci, fruit d’une création de ses élites politiques et intellectuelles au XIXe siècle, au moment de la formation de l’Etat tout juste indépendant, se caractérisait par la figure paysanne du costaricien producteur de café dans les montagnes de la Vallée Centrale, figure qui a précisément garanti la stabilité et la prospérité du territoire.

Ce sont ces mêmes montagnes de la vallée centrale que l’on retrouve dans l’iconographie de la route du fromage (Turrialba est situé à 60 km au nord est de San José), un paysage verdoyant présentant une finca aux couleurs du drapeau national. Le symbolisme patriotique est ici clairement affiché, une vache, pilier de la production laitière plus qu’abondante de la région, ainsi qu’un oiseau mythique du Costa Rica, le quetzal, rappelant ainsi la richesse de la faune et de la flore, caractéristiques plus récentes de l’imaginaire national (Figure 5).

figure 5

Figure 5: Logo de la Ruta del Queso, Santa Cruz de Turrialba.

La patrimonialisation d’un produit et de son terroir s’inscrit dans une valorisation à plus petite échelle, à savoir la valorisation du territoire national, à travers l’alimentation de l’imaginaire national. Dans les figures rhétoriques du territoire dessinées par Bernard Debarbieux (2007), cette image symbolisant la route du fromage s’apparenterait davantage à un lieu générique, un lieu presque anonyme dont les éléments iconographiques dessinent toutefois la culture et le territoire national costaricien. Image du lieu qui relève davantage de l’allégorie, à l’instar de ce que représente le village groupé de plaine français ou les digues hollandaises dans l’« iconographie » (Gottmann, 1952) respective de ces deux pays.

Il est intéressant ainsi de noter le rôle de la patrimonialisation alimentaire dans la constitution d’une idéologie territoriale identitaire et de voir de quelle façon il participe de l’iconographie forgeant le territoire. A ce titre, il convient de souligner que cet imaginaire national costaricien, tel qu’il est élaboré au XIXe siècle, glorifiait une certaine figure paysanne, travailleuse et descendante directe des colons espagnols. C’est ainsi que la théorie de la race blanche de la population costaricienne a longtemps entretenu l’idée d’une « différence » costaricienne à l’échelle de l’isthme centraméricain, caractérisée par sa stabilité et son exemplarité politique (Acuna Ortega, 2002).

A l’instar de la nation costaricienne construite autour du discours sur la « blanchitude », l’iconographie décrite dans le cadre de la mise en valeur de ce patrimoine alimentaire, symbole d’une certaine ruralité, reprend cette ancienne figure paysanne homogène. En effet, si le paysan n’est pas physiquement représenté permettant d’attester de façon manifeste une forme de permanence dans la négation des diversités culturelles au sein du discours national, il est peu fait mention de l’héritage indigène de la région, à commencer par le nom même de Turrialba, dont l’origine indienne serait Turriravá. Le Monument Guayabo fait certes l’objet d’une signalisation et d’une tentative de promotion par l’Institut Costaricien du Tourisme, celui-ci reste néanmoins peu intégré dans la mise en tourisme du territoire et entre peu en résonance avec le discours sur la ruralité au cœur de la cordillère volcanique de la Vallée Centrale. Le Monument Guayabo représente pourtant le principal vestige précolombien du pays, village caractérisé par l’ingénuité de son système d’aqueducs et ses pétroglyphes. Il appartient à cet héritage encore peu investigué par l’Etat, faute de moyens, mais aussi peu intégré dans la stratégie de mise en valeur touristique du territoire, principalement fondé sur son patrimoine naturel.

De l’analyse de la route du fromage comme figure rhétorique du paysage national et de la nature complexe de l’imaginaire national qu’elle nourrit, il s’agit d’évaluer les différentes formes de paysages que dessinent le processus de patrimonialisation du territoire turrialbien ainsi que sa mise en tourisme.

Du travail agricole à l’oeuvre paysagère

La constitution d’une route du fromage ne doit pas seulement être identifiée comme participant au processus de patrimonialisation sinon comme fabrique du paysage. En effet, ce qui se dessine ici, c’est une certaine esthétique du paysage. A l’instar des Figures paysagères de la nation (2004), dessinées par l’historien suisse François Walter, la route du fromage du Turrialba participe du projet de construction nationale et s’inscrit dans une dynamique visant à façonner le regard sur le paysage. Paysage lui-même façonné par le travail agricole, perçu ici comme œuvre paysagère au sens Arendtien, la figure paysanne rejoignant celle de l’artisan. En effet, dans La condition de l’homme moderne (2001), Hannah Arendt établit une distinction profonde entre l’animal laborans et l’homo faber, le travail ne produisant que des « choses à consommer » dont il ne restera que des déchets, alors même que ce qui relève de l’œuvre s’inscrit dans la durabilité et contribue à façonner le monde. Le travail agricole inscrit donc son empreinte dans le paysage, ce dernier racontant l’histoire socio-économique et culturelle d’un territoire. C’est en cela que la qualification doit être perçue comme fruit d’un long processus socio-historique. Il y a en effet un véritable savoir-faire et une technique de fabrication du fromage centenaire qui sont valorisés, la notion d’héritage des fincas se transmettant de père en fils revenant de façon récurrente dans les discours des producteurs. Parce qu’il y a savoir-faire, le fromage Turrialba acquiert ce statut d’objet culturel.

La patrimonialisation du territoire turrialbien et sa mise en tourisme s’inscrivent dans une démarche de partage d’une histoire locale entre le visiteur et le visité, ce dernier étant récepteur d’un message dont les producteurs locaux sont porteurs. Les touristes qui se rendent à la Feria del Queso ne cherchent pas seulement à consommer du fromage Turrialba, ils souhaitent recevoir l’histoire d’un produit et du territoire qu’il l’a produit, garant géographique de l’appellation d’origine.

Ce qu’il est intéressant de montrer ici, c’est la conception de la nature sous-jacente, à savoir une nature hautement culturelle, une nature domestiquée par le travail agricole et en cela, on peut souligner le paradoxe vis-à-vis de l’image de nature sauvage, cette wilderness tant louée dans le cadre de la mise en tourisme du territoire national. Il conviendrait toutefois davantage de parler d’une cohabitation de différentes conceptions de la nature et du paysage qui s’opère à toutes les échelles puisque, à l’échelle même du territoire turrialbien, cohabitent l’image bucolique d’une prairie, fruit du travail agricole, dominée  par un volcan en activité et des fleuves aux débits violents et aux rives densément boisées, renouant ainsi avec le caractère foisonnant de la « jungle » sauvage recherchée par les touristes.

Par ailleurs, le paysage dessiné par la patrimonialisation de la route du fromage Turrialba ne répond pas à un projet politique institutionnalisé, quand bien même il s’en rapproche si l’on considère la façon dont il nourrit l’imaginaire national. En effet, il relève davantage d’une approche collective participative telle que l’illustre le rôle des associations locales impliquées dans l’élaboration de la requête de certification, l’organisation de la route ainsi que celle de la Feria del Queso.

CONCLUSION

Le processus de qualification juridique et symbolique du fromage Turrialba et de son territoire ainsi que sa mise en tourisme participent au processus de construction nationale et nourrissent une idéologie territoriale identitaire, dans laquelle différentes conceptions du paysage sont véhiculées. La route du fromage Turrialba présente ainsi la triple caractéristique de paysage entendu dans sa relation au travail, c’est-à-dire à la fois support et fruit du travail agricole, visant la survie des producteurs et des familles locales; œuvre paysagère, dans la mesure où le processus historique de patrimonialisation et de qualification juridique et symbolique du territoire en fait un objet culturel inscrit dans la durabilité; enfin paysage actif, dans le sens où les modes d’organisation collective et participative du territoire local permettent à la population d’inscrire son identité et sa propre histoire au sein d’une histoire nationale.

Bibliographie

ACUNA ORTEGA V. H., 2002, « La invención de la diferencia costarricense, 1810-1870 », Revista Historia, N°45, Enero-Junio, pp. 191-228.

ARENDT H., 2001, La condition de l’homme moderne, Pocket, 406 p.

DEBARBIEUX B., 2006, « Prendre position: réflexions sur les ressources et les limites de la notion d’identité en géographie », L’Espace Géographique, n°4, pp. 340-354.

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GOTTMANN J., 1952, La politique des États et leur géographie, Armand Colin, Paris, 228 p.

REISINGER Y., STEINER C., 2006, « Reconceptualizing object authenticity », Annals of Tourism Research, vol. 33, n°1, pp. 65-86.

WALTER F., 2004, Les figures paysagères de la nation : Territoire et paysage en Europe (16e-20e siècle), Editions de l’EHESS, Paris, 521 p.

Comment citer cet article :

Boukhris L., 2013, « Du produit touristique à la figure territoriale patrimonialisée : la route du fromage Turrialba, Costa Rica », Food Geography, n°2, pp. 31-41.


[1] Asociación de Productores Agropecuarios de Santa Cruz de Turrialba (ASOPROA)

[2] Selon une lecture dite moderne de l’authenticité, celle-ci apparait comme un élément objectif, intrinsèque à l’objet, discernable dans la réalité par le travail d’experts (il s’agit par exemple de l’authenticité de l’œuvre d’art définie scientifiquement par l’historien de l’art). Cette appréciation objectiviste s’oppose à une appréciation constructiviste (il n’y a d’authenticité que personnelle, subjective donc éminemment variable) et postmoderne (l’authenticité n’existe pas dans un monde où la frontière entre l’original et la copie, la fiction et la réalité s’efface).

[3] Le queso manchego est un fromage espagnol produit dans la région de Castilla La Mancha, à partir du lait de brebis de la race « Manchega ». Produit depuis plusieurs siècles dans la région centrale d’Espagne et cité dans des œuvres littéraires tels que Don Quichotte de Miguel Cervantes, le queso manchego bénéficie d’une appellation d’origine depuis 1982 en Espagne et 1996 suite à une directive européenne.