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Food geography n°1 – L’usurpation de l’appellation est-elle toujours négative pour les producteurs ? L’exemple du Chablis dans son histoire

16 novembre 2011   Mot-clé: , , ,

L’USURPATION DE L’APPELLATION EST-ELLE TOUJOURS NEGATIVE POUR LES PRODUCTEURS ?

L’EXEMPLE DU CHABLIS DANS SON HISTOIRE

Yoshinori ICHIKAWA, Docteur en géographie, Bibliothèque de la Maison du Japon, Cité Internationale Universitaire de Paris

Résumé :

Cet article examine les « mérites » de l’usurpation de l’appellation pour les producteurs à travers l’histoire du vin de Chablis, dont les usurpations sont anciennes, tant sur les marchés anglais qu’américains. Après un véritable engouement pour les vins génériques, chablis inclus, au milieu des années 1970, les consommateurs américains ne s’y intéressent plus dans les décennies suivantes, principalement à cause de l’approfondissement de leur culture du vin. De nouveaux débouchés sont alors recherchés dans les pays qui n’ont pas la tradition du vin comme le Japon. Les industries américaines et leurs vins génériques peuvent donc être considérés comme des promoteurs de la culture vinicole dans le monde entier et dès que le vin se répand suffisamment dans ces pays, les Chablisiens ont la possibilité de chasser le générique en le traitant de faux. Finalement, la production chablisienne étant trop faible par rapport à sa notoriété et sa demande, cette situation disproportionnée entraîne des conséquences pas toujours négatives de l’usurpation de son nom.

Mots-clés :

Usurpation, vin,  AOC, Chablis.

Summary:

This paper examines « merits » of the usurpation of the Chablis name for the local producers through the history. First mid-1970s, the popularization of the consumption of wine and generic wines’ craze, chablis included, appear in the United States by the generation of the « baby boomers ». In the 1980s, they are no longer interested in the generic wines with the improvement of their living standards and the deepening of their wine culture. New markets are searched in the countries that do not have the tradition of wine. American wine industry and their generic wines can be considered as promoters of wine culture in the world. As soon as the wine spread enough in these countries, the producers at Chablis have the opportunity to hunt the generic wines in dealing with “fake”. The production at Chablis is too small for his notoriety. This disproportionate situation leads to the usurpation. But its consequences are not always negative.

Keywords:

Usurpation, wine, AOC, Chablis.

 

INTRODUCTION

Chablis[1] est une commune du département de l’Yonne en Basse-Bourgogne. Sa région regroupe environ une vingtaine de communes autour de la localité de Chablis avec, au total, moins de 5 000 hectares de vignes. Elle produit sous les diverses appellations chablisiennes 280 000 hectolitres de vin blanc sec en moyenne par an.

La prononciation facile du nom « Chablis » et sa réputation ancienne ont favorisé la diffusion de ce vin dans le monde entier et le nom « chablis » est généralisé pour désigner le vin blanc sec sans pour autant préciser son origine, entraînant évidemment des protestations de la part des producteurs chablisiens. William Fèvre, le chef du mouvement de protestation locale contre cette usurpation, indique même que Chablis peut être considérée comme l’appellation la plus usurpée du monde[2]. Pour affirmer cette contestation, ce Chablisien compare avec les noms génériques tels que sauternes pour le vin blanc doux et champagne pour le vin mousseux. Alors que la production du sauternes est plus faible que celle de chablis, celle du champagne est plus grande. Cependant les ventes du vin blanc doux et du vin mousseux sont beaucoup plus restreintes que celles du vin blanc sec.

Le présent article examine la contestation de l’usurpation de la dénomination Chablis à travers l’histoire. Nous analyserons d’abord l’usurpation sur ses principaux marchés de consommation : en France, dans le monde anglo-saxon et en Asie à différentes époques et, ensuite, nous réfléchirons aux bénéfices que, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’usurpation apporte aux producteurs.

 

HISTOIRE DU FAUX CHABLIS ET LES CONTESTATIONS CHABLISIENNES

En France

Déjà en France au XIXe siècle, le Chablis faisait l’objet de faux. Voici ce qu’écrit le prêtre Jean-Alexandre Cavoleau au sujet de l’attitude des commerçants chablisiens :

On en récolte à Chablis et dans d’autres parties de l’arrondissement ; mais une fois dans les mains du commerce, tous ces vins portent le nom de Chablis[3].

Chablis est  à cette époque un centre de commerce du vin, mais le vin vendu par les commerçants locaux n’est pas toujours produit sur place. Cette habitude est également relevée par un géographe français, Gérald-Jack Gilbank, qui indique dans ces travaux qu’à la fin du XIXe siècle, un commerçant chablisien a acheté une quantité importante de vin blanc espagnol et l’a revendu sans laisser paraître la véritable origine du vin[4].

En 1908, contre cette coutume, les viticulteurs locaux se constituent donc en Union des propriétaires-vignerons de Chablis pour informer leur clientèle et la mettre en garde[5]. Avec l’introduction du système des AOC, le nom de Chablis est protégé en 1938, ce qui résout une partie des problèmes, au moins pour le cas français[6].

Au Royaume-Uni

D’après la journaliste anglaise Rosemary George, il faut remonter jusqu’au milieu du XIXe siècle pour trouver le début du chablis générique[7]. Elle relève des citations sur les appellations de « chablis » à partir du livre du Docteur Robert Drutt, dont le chapitre X est consacré aux « Hungarian wines » :

There is a Hungarian Chablis of Denman’s at 16 s., which I note as “a light wine, of light straw colour, not too acid, rather too much bouquet;” alcoholic strength about 20°[8].

R. George indique également dans son ouvrage que le « California Chablis » est déjà apparu à Londres en 1906[9]. De son côté, André-Louis Simon, un vulgarisateur du vin dans le monde anglophone, avertit aussi ses lecteurs de l’existence de chablis génériques dans ses publications. Il apparaît qu’il a appris leur existence des importateurs de vin à Londres au début de sa carrière et R. George cite une anecdote de la jeunesse de SIMON alors qu’il partageait une bouteille de Corton-charlemagne avec des collègues plus âgés vers 1900 :

Well, young fellow, my lad, how do you like this Chablis?’

‘You mean Corton, sir?’

‘Tut, tut,’ snorted the old gentleman, ‘don’t try and be so clever and don’t fuss us with all manner of French names. You had better remember that in this country all white Burgundies are called Chablis’ [10].

Toutefois, avec l’élargissement de l’Union Européenne, la notion de l’AOC française a fini par se diffuser. Après l’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté Economique Européenne (CEE) en 1973, le chablis générique a disparu sur ses marchés et l’un de ses plus gros fournisseurs, l’Espagne, a ainsi cessé de fabriquer ses « Spanish Chablis » destinés à la clientèle britannique.

Aux Etats-Unis

Le début de « faux chablis » aux Etats-Unis est fixé par G.-J. Gilbank  à la fin du XIXe siècle. Dans sa thèse de doctorat, il indique que :

La création et le développement des vignobles dans les pays neufs à partir du moment où la crise phylloxérique sévissait en Europe, ont souvent entraîné l’adoption de noms de vins européens pour désigner des types de vins qui rappelaient ceux-ci[11].

L’utilisation du nom de « Chablis » aux Etats-Unis est ancienne. A.G.. Skol, le vice-président d’E & J Gallo Winery[12], en montre un exemple datant de la fin du XIXe siècle  :

For example, there is an unpublished manuscript by a wine historian William F. Heintz chronicling the history of Chablis in the United States. He states the term has been used in the U.S. since at least as early as 1880 and possibly as early as 1860. Heintz notes that at the 1889 Paris World Fair, a California Chablis won a gold medal[13].

En tenant compte des lignes ci-dessus, le résultat du concours du vin à l’Exposition Universelle de 1889 est tout à fait significatif des pratiques de l’époque. Selon le « Bulletin officiel »[14], Charles Wetmore, un viticulteur californien, est l’un des lauréats américains de la médaille d’or des vins et plusieurs sources confirment que la médaille d’or lui a été décernée sans tenir compte du type du vin produit. Au chapitre sur les vins américains dans les « Rapports du jury international », il est ainsi indiqué :

Un certain nombre d’entre eux [exposants américains] avaient été éliminés du concours pour avoir apposé sur leurs échantillons les noms des grands crus français ou étrangers sans indiquer la véritable origine. Généralement les producteurs ajoutent au nom du cru le mot souvenir. Cette mention semble déjà insuffisante ; à plus forte raison doit-on flétrir la concurrence déloyale de ceux qui la font disparaître de leurs étiquettes et veulent faire croire au consommateur qu’il se trouve en présence de produits français, espagnols ou portugais[15].

Sauf à trouver la trace de la médaille d’or du chablis californien, nous apprenons  donc que le désaccord sur les nominations du vin avait déjà commencé à cette époque.

Après la Prohibition, les viticultures californiennes se développent. Pendant la Seconde Guerre mondiale quelques Californiens s’intéressent au chardonnay puis les années 1960 voient un changement de la consommation des boissons aux Etats-Unis : on passe de la boisson très alcoolisée au vin. Le vin californien commence alors à être reconnu.

Lors de la fameuse dégustation organisée à Paris en 1976, surnommée le « Jugement de Paris » par le magazine Time[16], la récompense va à deux vins californiens au lieu de vins européens. A partir de ce moment, étant sûrs de leurs produits, les vignerons californiens n’ont plus eu besoin de l’emploi des désignations génériques empruntées.

A la même époque (la fin des années 1970), chez de nombreux consommateurs anglo-saxons, le cépage commence à être considéré comme l’un des éléments pour choisir du vin. Ayant suffisamment étudié les marchés, les industries vinicoles préfèrent alors se servir du nom de cépage au lieu du nom générique. La popularité du chablis californien atteint donc son apogée sur le marché américain dans les années 1980[17], puis décline aux Etats-Unis en raison des nouvelles pratiques des consommateurs. La production de chablis générique ne pouvant toutefois pas diminuer brusquement, les producteurs américains ont alors cherché de nouveaux débouchés à l’étranger.

Il faut signaler que, conformément aux dispositions du paragraphe 4.24 du « Regulations under the Federal Alcohol Administration Act », le nom « chablis » comme désignation semi-générique est officiellement autorisée aux Etats-Unis à condition d’être affecté du correctif géographique « Californie ». Devant la tendance des consommateurs et du règlement du Federal Alcohol Administration Act, la cible des contestations des Chablisiens s’est donc fixée sur l’exportation. En 1990 des manifestations appelées « Opération ‘Chablis’ in the U.S.A. » ont eu lieu pour sensibiliser les américains au problème du nom générique. Les Chablisiens sont allés en Californie, principale région productrice de chablis générique. Pendant ces voyages une matinée a été consacrée à la visite du Wine Institute[18] et à une réunion avec les représentants des industries vinicoles locales.

La demande des Chablisiens était que « l’exportation ne devait pas être faite sous des noms comme Chablis ». Pour répondre à cette demande, un dirigeant d’E & J Gallo a prévu que l’industrie vinicole américaine ne commercialiserait plus que des vins de cépages et de marques. Ensuite un autre participant américain a signalé qu’ils avaient l’intention de développer ces ventes en renonçant à celles du vin semi-générique comme « chablis ». Bien que la demande chablisienne de protection du nom n’ait finalement pas été totalement acceptée, la discussion est arrivée à un accord sur l’importance de la coopération devant l’augmentation des consommations en Asie et particulièrement au Japon.

Au Japon

Autour de 1980, les Américains se sont lancés dans la promotion de leurs vins au Japon. Pendant la décennie 1980, l’importation du vin américain au Japon a été multipliée par 20 environ, passant de 533 520 litres en 1980 à 9 531 927 en 1989.

Le bulletin de la Japan Wines and Spirits Importers Association en novembre 1984 cite le chablis californien comme une marchandise intéressante[19]. En juillet 1985 un bureau du Wine Institute est ouvert à Tokyo. D’après son rapport d’octobre 1987, il y avait à cette date une cinquantaine d’importateurs japonais qui traitaient du vin californien et 150 marques environ étaient importées. Parmi eux, une vingtaine importaient les 43 marques du chablis californien[20].

Au Japon, beaucoup d’importateurs de chablis générique sont des maisons célèbres qui importent également du chablis français. Les lieux de vente sont souvent les grands magasins, comme le Printemps, succursale japonaise de la chaîne française.

En ce qui concerne les aspects juridiques du vin importé, une loi, la « Fusei kyoso boshi ho » (Loi contre la concurrence injuste) existe contre les usurpations. Cette loi a été établie pour ratifier l’Arrangement de Madrid concernant la répression des indications de provenances fallacieuses sur les produits du 14 avril 1891. Elle doit permettre une protection des appellations d’origine. Cependant, les autorités japonaises suivent l’interprétation « américaine » de ce texte[21]. Elles considèrent qu’un nom d’appellation peut être utilisé pour un produit, s’il est accompagné d’une mention délocalisante qui empêche le consommateur d’être trompé sur l’origine du produit, par exemple, « California Chablis ».

A l’automne 1986, l’INAO a demandé, par une lettre adressée à un juriste japonais de renom, Maître Hiroshi Yamamoto, la protection de l’appellation « Chablis » au Japon. Au printemps suivant, une série de manifestations de promotion des vins de Chablis a eu lieu au Japon : le « Chablis Fair ». Un des plus grands quotidiens japonais, le Mainichi shinbun en a informé le public. Dans cet article la mission a été considérée comme une propagande contre l’usurpation du nom de « Chablis ». Le propos de W. Fèvre,  le chef du mouvement chablisien de protestation, était cité  :

La production maximale annuelle [de 1983] de Chablis authentique est de 140 000 hectolitres mais sur le marché mondial il y a des faux, environ dix fois plus. Nous venons chasser les faux[22].

Avec la dégustation, la particularité de cette manifestation était une conférence sur le système de l’AOC donnée par la responsable de la Division juridique de l’INAO.

Après de longues négociations, H. Yamamoto, lui-même amateur de vin, a réussi à faire disparaître au Japon le vin portant le nom « Chablis » fabriqué en dehors de la France. Au moment d’un entretien accordé en 2004, Maître H. Yamamoto a indiqué :

C’est la protection de l’appellation de « chablis » au Japon par l’action juridique que l’INAO et le Syndicat de Défense de l’Appellation de Chablis (SDAC) m’ont demandé. C’est possible juridiquement. Toutefois je crois que ce problème devrait être réglé par une négociation raisonnable avant d’aller devant la justice. Pour tous les professionnels japonais, producteurs, importateurs, grossistes, détaillants et sommeliers, le respect de l’indication correcte du lieu de production n’est pas seulement un problème de justice. A long terme, le respect de l’indication aussi leu sera favorable.[23]

Ce cas du Japon est le premier exemple de la réussite de la protection de l’appellation hors des pays consommateurs traditionnels du vin.

En Asie du Sud-Est

Le vin de cépage comme remplacement des vins génériques apparus aux Etats-Unis au début des années 1980 est arrivée en Asie du Sud-est autour de 2000, via le Japon. Après la fermeture du marché japonais aux chablis génériques, les Américains, et un peu les Australiens, ont tenté de les exporter vers les pays de l’Asie du Sud-est. Cependant l’étude menée sur le faux chablis par le cabinet de consultants Ernst & Young pour le compte du Bureau Interprofessionnel des Vins de Bourgogne (BIVB), prévoit la fin rapide du faux chablis dans cette région. Selon cette publication, en Thaïlande le volume du faux chablis forme seulement la moitié du volume total de chablis à la fin des années 1990[24]. La différence des circulations entre le chablis français et le chablis générique indique le développement des connaisseurs du vin en Thaïlande.

CE QU’APPORTE L’USURPATION AUX CHABLISIENS

Ayant étudié l’histoire de l’usurpation du nom de Chablis, il semble donc que la contestation chablisienne montrée dans l’introduction soit acceptable : « Chablis peut être considérée comme l’appellation la plus usurpée du monde ». Cependant, les Chablisiens sont-ils vraiment les victimes de cette situation ? Pour cela, il faudrait qu’ils soient lésés par la tromperie faite par les producteurs du vin générique. Or, les consommateurs confondent-ils vraiment le chablis d’origine et le générique ? Si ce n’est pas le cas, il n’y a pas de dégâts directs par l’usurpation.

A la fin des années 1970, G.-J. Gilbank affirmait que les chablis de Californie n’étaient pas des concurrents pour les vrais chablis sur le marché américain[25]. A la même époque, même W. Fèvre admettait que la confusion était rare aux Etats-Unis[26]. Les marchés américains du vin étaient déjà mûrs depuis les plusieurs années de la popularisation du chablis et, puisqu’il n’y avait pas de confusion, il était difficile de contester la perte due aux « faux » chablis.

Au début des années 1990, E. Kaufman, un journaliste spécialiste du vin résidant aux Etats-Unis, écrivait également sur la relation entre l’évolution des vins génériques et le rôle de la génération « baby-boom » aux Etats-Unis :

Cette génération [des baby-boomers] commence à boire des vins génériques, tels « Chablis » ou « Burgundy » au milieu des années 1970. Au début des années 1980 ils s’intéressent aux vins de cépages peu chers nommés « fighting varietal ». Leurs goûts du vin se raffinent avec l’âge et ils achètent du vin de cépage de qualité à un certain prix dans les années 1990. [...] A propos du vin générique, un commerçant dit : les vins génériques tels « Chablis », « Burgundy » se sont vendus très bien il y a dix ans, mais aujourd’hui, cette catégorie diminue beaucoup.[27]

L’histoire de l’usurpation montre donc la croissance et le déclin du chablis générique dans les pays de nouveaux consommateurs. Malgré son apparition au XIXe siècle, son véritable engouement commence d’abord aux Etats-Unis avec la généralisation du vin par les « baby-boomers ». Dès que les consommateurs américains ne s’intéressent plus aux chablis, les nouveaux débouchés sont recherchés dans les pays qui n’ont pas de tradition de consommation du vin. Avec l’amélioration du niveau de vie, mais surtout avec l’approfondissement de la culture du vin, ces « nouveau convertis au vins » n’achètent plus les vins génériques et se dirigent vers le vin de Chablis authentique.

Pour les Chablisiens, le profit à long terme apporté par le chablis générique comme pionnier du marché apparaît donc plus grand que la perte économique due au faux, dans les pays qui ne connaissent pas le vin. Il est évident qu’un petit village bourguignon ne peut pas répondre aux demandes du monde entier. Les vins américains permettent ainsi de diffuser la culture du vin dans des nouveaux pays et, dès qu’un pays devient intéressant comme marché du vin de luxe, les Chablisiens peuvent aisément chasser le générique en le traitant de faux.

CONCLUSION

L’offre réelle du vin de Chablis est beaucoup trop faible par rapport à la demande « boostée » par les médias. Cette situation disproportionnée entraîne des usurpations qui semblent néanmoins un mal nécessaire pour sa réussite mondiale. Les sentiments des viticulteurs locaux, qui oscillent entre fierté de leur produit et colère face à la contrefaçon, sont compréhensibles. Les usurpations ne sont pas souhaitables mais leurs conséquences sont tout de même profitables à long terme en considérant que les producteurs du vin générique sont des vulgarisateurs du vin pour le monde entier.

S’il en est ainsi, pourquoi les Chablisiens protestent-ils à haute voix ? C’est peut-être parce que l’exemple des usurpations est aussi la meilleure publicité pour eux. Pour tout le monde, la phrase « Le vin de Chablis est tellement bon qu’il y a des faux. » est plus persuasive que « Le vin de Chablis est bon. »

Finalement, Pierre ANDRIEU, le critique gastronomique français, est peut-être la personne qui a le mieux compris le jeu subtil entre les noms génériques et les appellations d’origine lorsqu’il analysait avec calme l’extension des noms génériques aux Etats-Unis dans les années 1930. Sa citation peut servir de conclusion à cet article :

Il faut remarquer que la présentation et un certain nombre de noms rappellent nos vins, un peu, sans doute, pour créer la confusion dans la clientèle peu avertie, mais aussi parce que les Américains reconnaissent la valeur de notre expérience et de nos traditions[28].

 

Bibliographie

ANDRIEU P., 1939, Les Vins de France et… d’ailleurs, Flammarion, Paris, 221 p.

Bureau Interprofessionnel des Vins de Bourgogne (BIVB), Analyse de la mise en marché du « Faux Chablis » sur le marché mondial, Villeurbanne, Ernst & Young, le 9 septembre 2002, 67 p.

Bureau Interprofessionnel des Vins de Bourgogne (BIVB), But, by the way, which chablis are we talking about ?, Beaune, BIVB, 12 p.

CAVOLEAU J.-A., 1827, Œnologie française, Mme Huzard, Paris, 436 p.

DRUTT R., 1865, Report on the cheap wines, Henry Ranshaw, London, 179 p.

FEVRE W., 1978, Le Vrai chablis et les autres, chez l’auteur, 31 p.

GEORGE R, 1984, The wines of Chablis and the Yonne, Sotheby Publications, London, 206 p.

GILBANK G.-J., 1981, Les Vignobles de qualité du sud-est du Bassin parisien, Thèse de géographie à l’Université Paris I, chez l’auteur, 694 p.

ICHIKAWA Y., 2008, Le vin de Chablis : histoire et géographie d’une réputation, Thèse de géographie à l’Université Paris-Sorbonne, non publié, 511 p.

KAUFMAN E., 1991, « Un rapport du vin de Californie », Wands, vol. 10, n° 100, novembre 1991, p. 94-95.

MINISTERE DE COMMERCE, DE L’INDUSTRIE ET DES COLONIES, 1892, Exposition universelle internationale de 1889 à Paris. Rapports du jury international, Paris, 762 p.

Pour citer cet article

Ichikawa Y., 2011, « L’usurpation de l’appellation est-elle toujours négative pour les producteurs ? L’exemple du Chablis dans son histoire », Food Geography, n° 1, p. 36-45.


[1] L’auteur a soutenu une thèse de géographie sur le vin de Chablis (Ichikawa, 2008).

[2] Fèvre, 1978 : 22.

[3] Cavoleau, 1827 : 341.

[4] Gilbank, 1981 : 272.

[5] Ibid. : 273.

[6] Le décret du 13 janvier 1938 relatif à l’appellation d’origine contrôlée Chablis est publié au Journal Officiel du 20 janvier 1938.

[7] George, 1984 : 107.

[8] Drutt, 1865 : 103.

[9] George, 1984 : 109.

[10] Ibid. : 108.

[11] Gilbank, 1981 : 367.

[12] Un des plus grands producteurs du chablis générique en Californie.

[13] A. G. Skol, 2003, “Geographical indications and international trade”, au Colloque mondial sur les indications géographiques (San Francisco, 9-11 juillet 2003) www.wipo.int/edocs/mdocs/geoind/en/, consulté le 26/02/2011.

[14] Bulletin officiel de l’exposition universelle de 1889, 2e série n°171, Mercredi 6 novembre 1889 : 3-8.

[15] Ministère du commerce, de l’industrie et des colonies, 1892 : 236-237.

[16] « Jugement of Paris », Time, le 7 juin 1976.

[17] BIVB, 1989 : 6.

[18] « Wine Institute is the public policy advocacy association of California wineries. Wine Institute brings together the resources of 1,000 wineries and affiliated businesses to support legislative and regulatory advocacy, international market development, media relations, scientific research, and education programs that benefit the entire California wine industry. » http://www.wineinstitute.org/company, consulté le 20 février 2011.

[19] Archives de Maître H. Yamamoto.

[20] Ibid..

[21] Dans les années 1980, l’exportation massive du produit japonais aux Etats-Unis a posé un grand problème entre le Japon et les Etats-Unis. Il apparaît que Tokyo ait dû suivre Washington pour ne pas détériorer la relation des deux pays.

[22] « Visez les riches Japonais : Grandes opérations des ventes du vin par la France, l’Autriche et les Etats Unis », Mainichi Shimbun, le 16 avril 1987.

[23] Entretien avec Maître H. Yamamoto le 3 août 2004 dans son cabinet à Tokyo.

[24] BIVB, 2002 : 64.

[25] Gilbank, 1981 : 371.

[26] Fèvre, 1978 : 26.

[27] Kaufman, Wands, 1991.

[28] Andrieu, 1939 : 121.